Le contexte

J’ai profité d’un récent séjour à Turin pour visiter le musée consacré à l’un des objets les plus emblématiques parmi ceux étudiés par les zététiciens.

Quiconque a découvert la zététique par la lecture de l’ouvrage « le Paranormal » d’Henri Broch se souvient en effet probablement que l’un des principaux dossiers du livre [1] était consacré à cette relique controversée : le Suaire de Turin.

Ledit dossier [2] consistait en une étude zététique des arguments des partisans de l’authenticité. Si l’on cherche à placer la proposition « le Suaire est authentique » sur une échelle de vraisemblance graduée de 0 à 100 par exemple, l’étude, basée essentiellement sur l’histoire et la chimie, amenait à positionner le curseur de vraisemblance presqu’en face de la graduation zéro.

De plus, juste avant la sortie du livre, l’Église avait donné son accord pour effectuer une datation du tissu au carbone 14 (radiodatation). Celle-ci, dont les résultats furent publiés en octobre 1988, ne fit que corroborer ce que l’on savait déjà par la chimie et l’histoire : le Suaire n’était que le « suaire », le « linceul du Christ » datait en fait du Moyen-Âge.

Saisissant la chance qui lui était donnée de pouvoir évoquer les résultats de la radiodatation « juste avant le bouclage », Henri Broch concluait son dossier en considérant que l’affaire était close et en pensant, sans trop y croire toutefois, que les partisans de l’authenticité reconnaîtraient leur erreur.

Ma visite a été l’occasion d’une petite étude personnelle qui m’a montré que les « sindonologues » [3] ne l’entendaient pas de cette oreille. Un peu sonnés après la datation de 1988, ils ont tenté de réduire leurs dissonances cognitives en recourant à divers arguments. L’un des plus utilisés consistait à nier la pertinence de la radiodatation pour le Suaire (« suaire » ?) au prétexte qu’au fil des ans, ce dernier aurait subi des modifications variées (incendie [4], contamination par des bactéries ou des champignons, etc.) de nature à fausser totalement les résultats de cette radiodatation.

Des sceptiques ont pris le temps d’enquêter sur ces affirmations :

  • la prétendue étude scientifique, due au Russe Kouznetsov, montrant que l’incendie aurait pu modifier la radiodatation est un très probable cas de fraude scientifique [5], ainsi que l’a attesté la longue enquête menée par le collaborateur du CICAP Gian Marco Rinaldi ;
  • Henri Broch a depuis longtemps présenté un raisonnement (et des calculs) montrant que l’hypothèse d’une contamination tardive du tissu par des bactéries ou d’autres substances, qui aurait abouti aux résultats de 1988 alors que ledit tissu daterait en fait du premier siècle de notre ère, est totalement invraisemblable.

Sans prétendre arriver à la cheville de ces deux géants, je propose ci-dessous une petite étude critique d’un travail plus récent.

Une nouvelle remise en cause des résultats de la radiodatation a en effet été proposée par un ingénieur russe nommé Fesenko dans un article paru en 2001 dans le Bulletin de l’Académie des Sciences russe.

Comme j’ai quelques notions de russe et comme les traducteurs automatiques ne sont pas trop mauvais lorsqu’il s’agit de traduire vers l’anglais, j’ai pu aller au coeur de l’article. Je vais commencer par le résumer et je critiquerai ensuite le calcul proposé.


Une datation remise en cause

 

Principe de la datation au carbone 14

Ceci est un très bref résumé du principe de la datation au carbone 14, au programme de terminale S.

Le carbone 14 est radioactif, ce qui signifie qu’il se désintègre spontanément, aléatoirement et inéluctablement. Il est produit dans la haute atmosphère en permanence, ce qui fait qu’il est constamment renouvelé et que sa proportion dans l’atmosphère est constante. Comme les êtres vivants respirent et se nourrissent d’autres êtres vivants, ils contiennent une proportion constante de carbone 14. Cette proportion est très faible : seul un atome de carbone sur 1012 (un atome de carbone sur mille milliards) est un atome de carbone 14 (le reste est essentiellement du carbone 12)

Lorsque l’être vivant meurt, il ne respire plus et ne mange plus, donc ne renouvelle plus son carbone. Le carbone 14 présent dans l’organisme n’est, lui non plus, pas renouvelé, donc sa quantité diminue suivant la loi de décroissance radioactive :

N(t) = N0 et

N0 est le nombre d’atomes de carbone 14 présents à la mort de l’être vivant ; il s’obtient en mesurant le nombre Ntot d’atomes de carbone présents, qui n’a pas changé depuis la mort de l’être vivant (moins d’un atome sur 1012 s’est désintégré). N(t) est le nombre actuel d’atomes de carbone 14, qui se mesure à l’aide d’un compteur de radioactivité. La constante radioactive ? est une grandeur tabulée, donc connue. Reste comme inconnue la durée t écoulée depuis que l’être vivant est mort. Cette équation permet donc de dater la mort de l’être vivant à l’aide de mesures faites aujourd’hui.

Une étude contestable

Fesenko introduit trois dates :

– la date t1 est l’année 1988, où a eu lieu la radiodatation du « suaire » ;
– la date t2 est l’année 1532, où le « suaire » a subi l’incendie de Chambéry ;
– la date t3 est l’année de fabrication du suaire, inconnue pour l’instant.

L’objectif du travail de Fesenko est de montrer que le suaire a pu être créé à une date proche de l’an 0, donc que t3 est l’an 0, en tenant compte du fait qu’à la date t2, suite à l’incendie, de l’huile servant à nettoyer son cadre fut malencontreusement projetée sur le lin. Il introduit pour cela la grandeur k, pourcentage d’atomes de carbone 14 rajoutés dans cet accident par rapport à la quantité d’atomes de carbone 14 présents lors de la fabrication du linge. Ainsi, si k=0, alors t3=0. Comprenez : si rien n’a été ajouté en 1532, la radiodatation donnera un suaire datant de l’an 0.

 

Il appelle N0 le nombre d’atomes de carbone 14 présents dans le lin lors de sa fabrication (à la date t3, rappelons-le). Avec la notation k introduite, kN0 est donc le nombre d’atomes de carbone 14 rajoutés par l’huile en 1532.

Dès lors, le nombre d’atomes de carbone 14 présents en 1988 est donné [6] par :

  • le terme 1 est ce qui reste, à la date t1, des atomes de carbone 14 présents dès l’an 0 dans le linge, avec l’hypothèse que le linge a été fabriqué en l’an 0 ;
  • le terme 2 est ce qui reste, à la date t1, des atomes de carbone 14 ajoutés à la date t2, donc désintégrés pendant une durée t1t2.

Cependant, comme la radiodatation de 1988 a considéré qu’il n’y avait pas eu de carbone 14 supplémentaire, ce nombre est aussi :

N0 e(t1t3)

Ainsi, la date t3 mesurée par la datation de 1988 dépend (toujours sous l’hypothèse d’un suaire datant de l’an 0) de la quantité d’huile versée à la date t2 (1532), ce qui permet de construire le tableau suivant :

t3 0 1000 1300
k en % 0 11 14

La dernière colonne indique par exemple que puisque la radiodatation a donné une date de fabrication égale à 1300 (environ), c’est parce qu’en 1532 la projection d’huile a apporté une quantité d’atomes de carbone 14 égale à 14% de la quantité d’atomes de carbone 14 présents lors de la fabrication.

Fesenko en conclut que, puisque 14% est un pourcentage relativement modeste, son hypothèse est crédible : c’est parce qu’en 1532, l’on a malencontreusement rajouté un peu d’huile [7] sur le lin que la radiodatation de 1988 s’est trompée pour dater le suaire qui daterait donc bien, en fait, des alentours immédiats de l’an 0 !

Les partisans de l’authenticité auraient donc retrouvé une caution scientifique ?

Voyons cela de plus près.

 

Objections


Un résultat… de toute évidence erroné

Tout d’abord, un détail aurait dû, me semble-t-il, inquiéter Fesenko.

S’il avait « agrandi » le tableau ci-dessus, peut-être se serait-il aperçu que si k=30%, on obtient t3=2500. En d’autres termes, si on avait ajouté en 1532 30% d’atomes de carbone 14 par rapport à la quantité présente initialement (donc une masse d’huile égale à 15% de la masse du tissu), les scientifiques actuels auraient dû trouver, par leur mesure, la date de fabrication de 2500, ce qui nous donne un suaire qui existe déjà… mais qui ne sera fabriqué que dans 500 ans : on avait commencé dans la science, on termine dans la science-fiction !

On remarque en effet que la date t3 est donnée en fonction de k par l’expression suivante :

Cela montre que t3 diverge lorsque k devient très grand, ce qui n’a pas de sens.

L’erreur de Fesenko

Pour comprendre l’erreur de Fesenko, il faut savoir que ce qui est mesuré pour les radiodatations n’est pas le nombre d’atomes de carbone 14, mais le rapport entre ce nombre et le nombre total d’atomes de carbone. Écrivons ce rapport. Pour cela, notons toujours, comme Fesenko, N0 le nombre d’atomes de carbone 14, et N1 le nombre total d’atomes de carbone présents dans le lin lors de sa fabrication. Si l’on note Ntot et N14 les nombres respectifs d’atomes de carbone et de carbone 14 présents dans le lin en t1 (1988), alors le rapport N14/Ntot qui a été mesuré par radiodatation peut s’exprimer de deux manières suivant les hypothèses faites :

s’il n’y a pas d’ajout d’huile en 1532 (le tissu date de l’an t3 à déterminer);

 

D’après ce que l’on a vu de leur raisonnement, Fesenko et d’autres sindonologues pensent que c’est R2 qui est le bon rapport (d’atomes de carbone 14 par rapport au nombre total d’atomes de carbone), mais que les scientifiques qui ont procédé à la radiodatation ont fait l’erreur de le confondre avec R1 en ne tenant pas compte de k.si un pourcentage k d’huile a été ajouté en 1532 (en admettant que le tissu date de « l’an 0 »). En effet, si l’huile de 1532 a ajouté kN0 atomes de carbone 14, alors elle a ajouté au total kN1 atomes de carbone. Cela vient du fait que la proportion de carbone 14 par rapport au carbone total ne varie pas avec le temps. Elle est donc la même dans l’huile de 1532 que dans le suaire au moment de sa fabrication et vaut donc N0/N1.

Partant de là, pour que Fesenko soit dans le vrai et puisque R1= R2, il faudrait que k soit calculé à partir de cette expression :

Réciproquement, la date t3 est donnée en fonction de k par l’expression suivante :


On remarque sur cette expression que t3 tend vers t2 lorsque k tend vers l’infini, ce qui est bien cohérent.

Finalement, la première expression donne k=5,83 lorsque t3=1325 (qui est la valeur donnée par la radiodatation de 1988).

En d’autres termes, il faudrait supposer que le nombre d’atomes de carbone 14 rajoutés en 1532 représentent près de six fois le nombre d’atomes de carbone 14 présents lors de la fabrication, c’est-à-dire que la masse d’huile rajoutée représente environ trois fois la masse du tissu, alors que la projection d’huile est supposée s’être produite par erreur… : c’est totalement invraisemblable !

Mais alors pourquoi Fesenko a-t-il trouvé 14% (ou 0,14) et moi 583% (ou 5,83) ?

« Tout simplement » parce que selon lui

Qui disait que les croyances créent des illusions ?En d’autres termes, il semble raisonner comme si l’ajout d’huile n’amenait que des atomes de carbone 14 et pas d’atomes de carbone 12 !

Conclusions


Même lorsqu’elles sont témoins d’une preuve solide qu’un phénomène est « normal », certaines personnes qui le croyaient « paranormal » nient parfois ladite preuve et, moyennant divers arguments (hypothèses ad hoc, raisonnements circulaires, etc.), continuent de penser que le phénomène était bien paranormal.

Lorsqu’il décrit des personnes qui ont cette attitude, l’illusionniste (et sceptique notoire) James Randi s’exclame parfois. : « [ces gens-là (ou leurs croyances)] sont des canards en caoutchouc insubmersibles ! » (je traduis : « unsinkable rubber ducks »).

S’inspirant de cette expression, l’Observatoire zététique a saisi l’occasion de compléter la liste des effets de la zététique, en parlant d’effet « canard de bain en plastique » pour décrire cette propension des croyances erronées à réémerger même lorsqu’on les aurait cru définitivement submergées par des flots de preuves scientifiques.

En tous cas, lorsqu’on relit près de vingt plus tard la conclusion relativement optimiste du dossier contenu dans le livre d’Henri Broch évoqué ci-dessus, on comprend encore un peu mieux ce qu’est l’effet « canard de bain en plastique » !

 

Jean-Louis Racca

 

 

Notes

[1] Henri Broch, « le Paranormal », éditions du Seuil, 1989, p. 43-72.

[2] On peut retrouver les grandes lignes du dossier sur le site du laboratoire de zététique de l’Université de Nice.

[3] De l’italien sindone (suaire), ce terme désigne les personnes qui étudient le « suaire », le plus souvent avec une argumentation… auto-référente.

[4] Le suaire, alors propriété des Ducs de Savoie, a été un peu endommagé dans un incendie en décembre 1532 à Chambéry.

[5] Ceci n’empêche pas certains ouvrages vendus au musée d’y faire encore référence…

[6] La demi-vie du carbone 14 choisie ici est de 5600 ans, proche de la demi-vie conventionnelle, mais on utilise souvent 5730 ans ; cela n’a que peu d’importance dans le cadre de cet article.

[7] En fait, dans la suite de son article, Fesenko procède à diverses considérations sur le pourcentage de carbone contenu dans l’huile et la cellulose, ainsi que le pourcentage de cellulose dans le tissu du suaire : il déduit alors du résultat précédent (14% de carbone 14 rajouté en 1532) qu’il a suffi que la masse d’huile rajoutée représente seulement 7% de la masse du tissu. C’est la petitesse de ce dernier pourcentage qui rend selon lui son hypothèse crédible.

De la datation du suaire de Turin