Écrit par Éric Déguillaume

 

Enfant, je lisais beaucoup, presque exclusivement des ouvrages de vulgarisation scientifique. Ces lectures m’avaient donné un grand intérêt et aussi un grand respect pour le savoir et la science. Cette dernière ne semblait-elle pas capable, pensais-je alors naïvement, de tout savoir, tout comprendre, tout expliquer ? Aussi la découverte, à l’adolescence, du « paranormal » ne manqua pas de piquer ma curiosité : l’idée que des choses puissent demeurer inconnues ou irrésolues allait à l’encontre de mes conceptions précédentes, et je me pris de passion pour ces sujets. D’autant plus que les ouvrages avançant des allégations paranormales exerçaient sur moi une forme d’argument d’autorité : c’était écrit dans les livres, il y avait donc forcément une part de vérité. J’étais par conséquent peu critique et largement ouvert vis-à-vis des théories « alternatives » ou exotiques.

Dès cette époque, j’avais aussi développé un intérêt particulier pour les ovnis : une énigme vaste (pour ne pas dire tentaculaire !), technique, apparemment bien documentée et… insoluble. Cette passion fut renforcée par la diffusion de la célèbre série télévisée X-Files (également connue sous son titre français d’Aux frontières du réel), dont je fus un « fan » de la première heure. Sans être un partisan inconditionnel de la présence d’extraterrestres dans nos cieux, j’avais « envie d’y croire », à l’instar de la célèbre devise du héros des X-Files « I want to believe », et je détestais les sceptiques, dont je fustigeais volontiers l’esprit étroit.

Parallèlement, mon parcours en faculté d’histoire me permit d’acquérir progressivement des bases de méthodologie et d’épistémologie, surtout à partir de la licence et de la maîtrise. Cet apprentissage fut concomitant avec un regain d’intérêt pour le « paranormal », et j’eus logiquement envie de mettre en œuvre sur ces questions ce que j’avais appris à l’université. J’en eus finalement l’occasion lorsque j’obtins une connexion Internet à domicile. Grâce à cette dernière, j’eus accès à de nombreux sites consacrés à l’ufologie, sur lesquels on trouvait tout, n’importe quoi… et leur contraire : par conséquent, tout ne pouvait pas être vrai, et il me fallait donc une méthode pour distinguer le vrai du faux.[1]

J’entrepris d’abord de la créer moi-même en me basant sur ce que j’avais appris durant mes études. Initialement, il s’agissait de la recherche de ce que je voyais comme un « juste milieu » sans a priori, entre des sceptiques que j’imaginais toujours étroits d’esprits, et les « tenants », ou au moins ceux que je tenais pour les plus « farfelus » d’entre eux. Pour ce faire, il me fallait être bien renseigné sur les méthodes des uns et des autres (afin de pouvoir les critiquer de façon pertinente), et c’est dans ce cadre que je fis quelques recherches sur la zététique. Aussi fus-je très surpris de constater à quel point, en réalité, les principes et les méthodes dont elle se réclamait étaient semblables aux miens. J’étais en réalité sceptique sans le savoir. Cette identité de vues sur l’essentiel m’a amené à en faire mienne la méthodologie.

L’ufologie étant un domaine vaste et complexe, l’outil de vulgarisation de la méthode scientifique que constitue la zététique y trouvera un terrain d’essai pour le moins stimulant. Mais comment, au juste, l’y appliquer ? Comment réussir à bâtir un semblant de savoir collectif et aller au-delà de la simple opinion personnelle sur des bases aussi mouvantes en apparence ? Pour y voir clair dans le gigantesque corpus de témoignages, mais également dans la surabondante littérature, électronique ou non, qui les entoure, il est nécessaire de procéder par étapes.

La première d’entre elles est la recherche de bases épistémologiques : il s’agit de déterminer quels sont les fondements logiques de la démarche zététique qui vont nous être utiles pour aborder le problème. Il incombe en effet d’éviter de baser tout notre raisonnement sur des prémisses erronées, faute de quoi les conclusions qu’on pourrait en retirer risqueraient fort d’être fausses elles aussi. C’est un préalable indispensable pour quiconque désire réellement produire un savoir objectif sur la question des ovnis, sans rester bloqué sur des spéculations indémontrables.

La seconde concerne la méthodologie pratique à adopter, en commençant par la définition de l’objet d’étude. Viennent ensuite, les diverses techniques à mettre en œuvre pour réduire la subjectivité des témoignages – inspirées de la démarche des sciences de l’homme – ainsi que celles permettant de tester les différentes hypothèses en présence, jusqu’à la formulation de conclusions sur un cas donné.

La troisième, aboutissement logique des deux précédentes, consistera à se demander s’il est possible d’apporter une conclusion générale à un phénomène aussi vaste. Diffusé en France à partir de la fin des années 1970, le « modèle réductionniste composite » s’avère fort pertinent dans cette optique, étant à la fois vérifié à de nombreuses reprises sans pour autant évoquer de phénomène encore inconnu à l’heure actuelle.

La lune peut parfois, en fonction des circonstances, apparaître
sous un aspect insolite : ici, durant une éclipse lunaire

Bases épistémologiques

Le principal problème que pose l’ufologie au sceptique non averti est le suivant : entre toutes les choses qu’on peut lire sur le sujet au fil d’Internet, humanoïdes reptiliens de la planète Nibiru infiltrés au sein du gouvernement, « petits gris » mutilateurs de bétail ou encore phénomènes triviaux mal interprétés – la liste est non exhaustive, mais à peine caricaturale – comment distinguer le vrai du faux  ?

Le fait est que nous ne connaissons pas à 100% l’univers qui nous entoure et que nous ne le connaîtrons probablement jamais ; on peut donc, du moins en théorie, tout imaginer. Mais quand on lit « tout imaginer », cela implique tout… et son contraire. Ainsi, il est possible qu’un ovni bien particulier rapporté par des témoins soit un vaisseau spatial piloté par des extraterrestres, tout comme il est possible qu’il ne s’agisse que d’un astre, observé dans des conditions particulières et mal interprété – mais ce ne peut pas, en revanche, être l’un et l’autre à la fois.

Dans ce cas, si tout est possible, tout ne peut pas être : il faut donc démontrer positivement l’existence de ce qui est, puisque démontrer l’inexistence de ce qui n’est pas est impossible. A la base de cette idée figure une logique simple, fondée sur le principe suivant : « l’absence de preuve n’est pas preuve de l’absence ». Pour illustrer ce concept, on rappellera ici un exemple bien connu des sceptiques, celui des corbeaux blancs. En effet, pour prouver que les corbeaux blancs n’existent pas, je devrais parcourir la Terre entière dans ses moindres recoins, et ce simultanément pour m’assurer que l’espiègle volatile albinos ne se soit pas montré ailleurs lorsque j’avais le dos tourné. Pour faire cela, il me faudrait être omnipotent, omniprésent et omniscient, toutes caractéristiques évidemment hors de ma portée. Que je n’aie pas de preuve de l’existence des corbeaux blancs ne signifie pas qu’il n’en existe nulle part. Par conséquent, en pareil cas, il sera infiniment plus simple de démontrer positivement l’existence des corbeaux blancs, en produisant un spécimen de cette espèce par exemple.

De ce raisonnement découle le principe de la charge de preuve : c’est à celui qui affirme l’existence de quelque chose d’en apporter la preuve. Dans le même ordre d’idées, on doit considérer que ce qui n’est pas démontré est inexistant par défaut. Si je partais du principe inverse, en affirmant par exemple, sans preuve, que les corbeaux blancs existent jusqu’à preuve du contraire, je me trouverais rapidement dans une impasse, étant justement dans l’incapacité logique d’apporter la démonstration qu’ils n’existent pas. Or, il est aussi possible qu’il n’y ait pas de preuves de l’existence de tels oiseaux tout simplement… parce qu’ils n’existent pas. Une véritable ouverture d’esprit oblige aussi à tenir compte de cette éventualité ! Dire « les corbeaux blancs n’existent pas jusqu’à preuve du contraire » est donc la seule posture qui englobe toutes les possibilités, y compris l’inexistence pure et simple. Évidemment, ce raisonnement fonctionne aussi en remplaçant « corbeaux blancs » par « visiteurs extraterrestres ».

Si, comme on l’a vu, toutes les possibilités sont théoriquement envisageables, elles ne sont en revanche pas toutes égales entre elles. Certaines sont vérifiables – c’est-à-dire qu’elles se basent sur des éléments ou des faits qui nous sont accessibles, ou qui peuvent être reproduits – et d’autres non. Supposons par exemple que deux personnes viennent affirmer l’existence des corbeaux blancs, l’une sans preuves, et l’autre avec un spécimen de l’animal. La première assertion sera invérifiable, donc irréfutable et… irrecevable. Tandis que la seconde, elle, pourra faire l’objet d’une vérification : on pourra par exemple s’assurer que le volatile est bien authentiquement blanc, et non un pauvre corbeau ordinaire repeint par accident ou par malice. Ceci amène immanquablement à évoquer ce qu’on nomme la « réfutabilité » d’une hypothèse. Due au philosophe des sciences britannique d’origine autrichienne Karl Popper, ce critère est un de ceux permettant de déterminer si une hypothèse est scientifique ou non. Celles qui font appel à des éléments invérifiables ou ne pouvant être reproduits ne peuvent être considérées comme scientifiquement solides.

D’autres font appel à plus ou moins de conditions, ou de suppositions préalables, dans leur formulation. Typiquement, l’hypothèse voulant qu’une intelligence extraterrestre soit à l’origine des ovnis en nécessite un grand nombre : « si » il existe une vie ailleurs que sur notre planète, « si » il s’agit d’une vie intelligente, « si » elle a produit une civilisation technologique, « si » celle-ci est parvenue à voyager dans l’espace, « si » elle est contemporaine de la nôtre, « si » elle a trouvé le moyen de vaincre les énormes distances de l’espace interstellaire, « si » elle nous a trouvé dans l’immensité de l’univers… Elle est donc « coûteuse » car elle fait intervenir de nombreuses inconnues. En ce sens, elle va à l’encontre du principe d’économie d’hypothèse – encore appelé « rasoir d’Occam » – qui veut qu’en présence de deux explications, il convient de privilégier la plus simple, celle faisant appel au moins de suppositions, en premier lieu parce qu’elle sera généralement plus facile à vérifier et la plus probable – ce qui ne signifie pas obligatoirement qu’elle est la plus vraie.

De ce principe en découle un autre : « une affirmation extraordinaire requiert une preuve extraordinaire ». Cela ne signifie pas qu’un phénomène « paranormal » nécessite obligatoirement une preuve qui serait elle aussi « paranormale » (dans le cas des extraterrestres, une sonde en panne ou un spécimen observables suffiraient), mais plutôt qu’on n’attendra pas de ce genre d’hypothèse le même degré de preuve que d’une autre moins coûteuse. Prenons l’exemple de la « photo surprise » de Bar-sur-Loup (Alpes-Maritimes), prise en 2006 : dans la mesure où l’existence des pigeons est avérée et la présence de ces volatiles à proximité au moment où la photo a été prise l’est également, on ne demandera pas aux tenants de cette explication de la démontrer jusqu’à la moindre plume de l’oiseau. Au contraire, l’hypothèse faisant de « l’objet mystère » de la photo un vaisseau extraterrestre devra l’être bien davantage, compte tenu des incertitudes qui l’entourent et de ses implications sur nos connaissances et notre vision de l’univers. On parle aussi de « curseur de vraisemblance  »[2] pour désigner ce principe : plus la vraisemblance (aussi appelée « plausibilité antérieure » par certain sceptiques [3]) d’une affirmation  sera faible en regard de nos connaissances actuelles, plus elle devra être étayée pour être acceptée comme vraie.

Des pigeons fréquentent effectivement les alentours du clocher.
Photo prise à Bar-sur-Loup par Gilles Munsch le 19 avril 2008

Pour autant, peut-on dire qu’armé de ces principes épistémologiques, on pourra aboutir à des connaissances certaines ? Non. En science, on peut toujours douter de quelque chose, à cause de la subjectivité de l’observateur, ou d’un possible défaut d’instrumentation… Objectivité et certitude absolues n’existent pas : la démarche scientifique n’accouche que de conclusions valides seulement jusqu’à preuve du contraire.

Mais si cette objectivité est inaccessible, on peut en revanche s’en approcher. On doit donc s’appliquer à atténuer son contraire – c’est-à-dire la subjectivité – par une méthodologie adéquate, au même titre que dans un protocole expérimental en double aveugle, destiné à réduire la subjectivité de l’expérimentateur dans le recueil et l’interprétation des résultats d’une expérience, et dont la reproductibilité permettra de réduire les risques de biais liés, par exemple, à un défaut d’observation.

Méthodologie pratique

Une fois posées ces bases logiques, efforçons-nous d’en faire une application concrète à l’ufologie. Une seule et unique situation – qui n’est pas obligatoirement simple : elle peut découler de la conjonction de plusieurs facteurs indépendants – est à l’origine de telle observation d’ovni rapportée. Pour échapper aux spéculations, qui ne permettent pas de construire un savoir, il faut retrouver cette « vérité ». Comment faire ?

La première nécessité est de définir clairement son objet d’étude pour ne pas se disperser et éviter digressions et spéculations. Ce problème est spécifiquement aigu en ufologie parce qu’au fil des ans, le terme « ovni » a fini par accumuler des sens « parasites » dont les moindres ne sont pas « soucoupe volante » et « vaisseau extraterrestre ».

Ce cadre à définir repose essentiellement sur l’impérieuse nécessité, si l’on veut forger un savoir sur la question, de s’en tenir aux sources vérifiables susceptibles de nous renseigner sur le phénomène, en l’occurrence – le plus souvent – les récits des témoins. L’ufologie stricto sensu serait ainsi l’étude des témoignages d’ovnis, définition qu’on peut éventuellement étendre, dans le cadre d’une approche sociologique plus large, à l’ensemble de la littérature qui entoure le phénomène.

Mais qu’est-ce qu’un ovni ? Un objet volant non identifié, répondra-t-on en se référant au sens premier de l’acronyme. Mais ce sens littéral ne convient pas : ce qui est vu n’est pas toujours un objet matériel, ne « vole » pas forcément, et n’est « non identifié » que par celui qui le rapporte initialement comme tel. Ainsi défini, le terme ovni évoque irrésistiblement un engin piloté exotique, une connotation remarquée depuis longtemps. Lorsqu’il a créé son service dédié à l’étude de ces phénomènes, le CNES (Centre national d’études spatiales) a tenté d’introduire le néologisme « PAN » (Phénomène aérospatial non identifié) mais celui-ci, bien que moins connoté, n’a guère fait souche dans le milieu ufologique et encore moins dans le public.

Pour échapper à ces présupposés de nature à nuire à l’objectivité d’une étude, une longue réflexion m’a inspiré la définition suivante : « perception alléguée et rapportée d’un phénomène aérien, volant, paraissant voler ou semblant susceptible de le faire, dont la nature n’a pu être définie, même vaguement, par le témoin, ou dont l’identification rapportée va à l’encontre de nos connaissances actuelles. »
Le choix des termes n’est pas anodin. En voici l’explication :

perception : le fait de voir quelque chose devant soi n’implique pas obligatoirement que ce quelque chose existe. Il peut aussi s’agir, dans certains cas, d’une hallucination ; dans ce cas, ce qui est perçu n’a pas d’existence objective (ce n’est pas perçu par les autres).

alléguée : même la bonne foi humaine ayant ses limites, il faut aussi tenir compte de la possibilité que le témoignage considéré procède d’un canular.

et rapportée : même si cela paraît évident il est malgré tout nécessaire de le rappeler. Si le témoignage n’est pas rapporté à qui que ce soit, il ne peut faire l’objet d’aucune étude.[4]

d’un phénomène aérien, volant, paraissant voler ou semblant susceptible de le faire : tous les ovnis ne sont pas nécessairement vus en l’air. De même, tout ce qui paraît voler ne le fait pas forcément en réalité (la Lune, source fréquente de méprise, ne « vole » pas, stricto sensu).

dont la nature n’a pu être définie, même vaguement, par le témoin : je souligne ici « par le témoin » parce que « non identifié » ne veut pas dire « non identifiable ». Une enquête bien menée peut tout à fait parvenir à identifier positivement l’ovni en question. Il est donc logique que le « non identifié » de l’acronyme se rapporte au point de vue du témoin.

ou dont l’identification rapportée va à l’encontre de nos connaissances actuelles : tous les témoins qui rapportent des ovnis ne sont pas nécessairement dans l’expectative quant à leur nature exacte. Pour certains, il s’agit indubitablement de vaisseaux spatiaux pilotés par des extraterrestres. Dans la mesure où, fin 2008, l’existence même de la plus petite bactérie extraterrestre est encore à démontrer, cette interprétation est donc pour le moins extraordinaire. Conformément aux principes évoqués plus haut, elle doit donc être solidement étayée et scrupuleusement vérifiée – il en va de même, bien sûr, pour toute autre interprétation « exotique ».

Cette définition découle d’un constat : la principale – sinon unique – source en ufologie, ce sont les témoignages. Sans eux, pas d’ovnis ni d’ufologie. C’est donc sur eux qu’il faut se baser si l’on veut construire un savoir sur la question. L’ennui, c’est que le témoignage humain brut est par définition très subjectif, donc peu fiable. En cela, c’est une source typique du champ d’application des sciences de l’homme, où à cause de l’objet d’étude (l’être humain), il est encore plus difficile de tendre vers la certitude, puisqu’à la subjectivité de l’observateur s’ajoute celle du sujet. C’est donc par la méthodologie des sciences de l’homme qu’on sera le mieux à même de réduire, autant que possible, cette subjectivité.

Concrètement, la méthodologie des sciences de l’homme présente des similitudes avec la démarche expérimentale classique : on cherche à reconstituer – c’est-à-dire à « renouveler », en quelque sorte – les faits qui ont provoqué l’observation, à partir du témoignage, mais aussi d’éléments indépendants vérifiables tels que d’autres témoignages ou des données contextuelles. Cette analogie avec la méthode dite « OHERIC » des sciences de la nature (Observation, Hypothèse, Expérimentation, Résultats, Interprétation, Conclusion) est assez marquée en ufologie. Ici, la lecture du témoignage (« observation ») permettra de dégager un faisceau d’hypothèses explicatives (« hypothèse »). La phase « d’expérimentation » correspondrait alors à la recherche des éléments factuels permettant de vérifier cette hypothèse : par exemple, dans l’hypothèse où un ovni a été causé par une méprise avec la Lune, il s’agira de vérifier la présence de l’astre dans la zone du ciel où se trouvait le phénomène observé, à l’heure dite. Les « résultats » de ces recherches peuvent alors faire l’objet d’une « interprétation » (en les comparant au reste des données disponibles) menant tout droit à la « conclusion » : l’hypothèse formulée au départ est validée ou réfutée – dans ce dernier cas, il faut alors tester une autre hypothèse.

Un autre effort de conceptualisation, cette fois spécifique à l’ufologie, a été entrepris par le GEPAN (Groupe d’étude des phénomènes aérospatiaux non identifiés), le service du Centre national d’études spatiales chargé d’enquêter sur les ovnis. Élaborée à la fin des années 1970 par son directeur d’alors, Alain Esterle, cette méthodologie est dite « tétraédrique » car elle place – dans une métaphore typiquement lacanienne, alors à la mode – la vérité objective (autrement dit ce qui a causé le témoignage, non directement observable) au centre d’un tétraèdre dont la taille doit être réduite au mieux par l’enquête. Les quatre sommets de ce volume sont :

Les témoins : il est nécessaire de reconstituer leur état physiologique (santé, acuité visuelle, prise de médicaments avec effets secondaires) et psychologique (profil, aptitudes cognitives) au moment de leur observation, pour essayer de « voir avec les yeux du témoin » ;

Les témoignages : il s’agit d’examiner le contenu du récit (données angulaires, descriptions du phénomène, éventuelles contradictions, incohérences) pour le confronter à la reconstitution des faits ;

L’environnement physique (météorologie, luminosité, conditions astronomiques, traces éventuelles) permet de situer l’ovni décrit dans son contexte spatio-temporel ;

L’environnement psychosocial (intérêt du témoin pour la question, contexte socioculturel, influences extérieures) est également à prendre en compte, pour gommer la subjectivité inhérente au récit.

Plus le tétraèdre est réduit, plus on est proche de la vérité objective. Ainsi formulée, la méthodologie tétraédrique s’avère fort pertinente et décrit bien quelles sont, dans un témoignage, les différentes sources de subjectivité que l’enquêteur devra s’employer à réduire. On ne peut que regretter que l’organisme qui fut à l’origine de sa création ne l’ait pas appliquée plus systématiquement, notamment à propos de ce qui allait devenir ultérieurement les « cas solides » mis en avant pour justifier d’une origine prétendument extraterrestre des ovnis [5].

Image extraite du livre Troubles dans le ciel de Jean-Jacques Velasco et Nicolas Montigiani (p. 34)

On trouve dans ce type de méthodologie de profondes similitudes avec celle employée dans d’autres domaines, en particulier l’enquête policière mais également l’histoire, le témoignage étant le récit d’un événement passé. Parmi les plus significatives, on peut noter :

La prise en compte du contexte « d’époque » (c’est-à-dire du moment où se déroule l’observation), qui permet d’éviter les « anachronismes » ; une nécessité d’autant plus importante sur les « grands classiques » de l’ufologie, qui sont souvent très anciens. Cela permet également de réduire le risque de biais culturels en cas d’éloignement géographique. Notons ici que si le contexte est à lui seul insuffisant à « générer » une observation d’ovni (celle-ci nécessite le plus souvent un stimulus externe) il n’en joue pas moins un rôle primordial dans sa genèse.

La critique des sources en tenant compte de leur contexte et de ce qu’on sait d’elles. Ainsi, on pourra déterminer quelle valeur accorder à cette source dans l’interprétation des résultats de l’enquête : un récit manifestement peu fiable ou ayant subi des influences extérieures n’aura ainsi pas le même « poids » qu’un autre corroboré par des sources indépendantes. En ufologie, cette critique fait un appel important voire primordial à la psychologie cognitive, car l’erreur de perception est bien humaine et touche tout le monde. Contrairement à une idée largement répandue dans les milieux ufologiques, il n’existe pas d’observateur qualifié et tout un chacun, pilote, militaire ou scientifique, peut être trompé par l’interprétation que son cerveau fait des stimuli qu’il perçoit.

Le croisement des sources : celui-ci permet la réduction de la subjectivité du témoignage unique, par la vérification de données indépendantes ou la recherche d’autres témoignages. Par exemple, le récit d’un autre témoin indépendant permet de situer plus précisément où se trouvait le phénomène observé, par triangulation.

L’examen du récit à travers cette grille de lecture ne laisse, si les données sont suffisantes, qu’un nombre restreint – par rapport à l’éventail des possibles – d’explications potentielles. Ces dernières doivent alors être confrontées aux faits. Par exemple, si après examen au travers de la grille de lecture précitée, le phénomène observé par le témoin paraît compatible, en apparence et en comportement, avec la Lune, il faut alors comparer la position de celle-ci à l’heure de l’observation avec la position alléguée de l’ovni. S’il y a concordance, et que les conditions de visibilité permettaient de la voir, il peut raisonnablement être conclu que la Lune est à l’origine de l’observation – d’autant plus si le témoignage mentionne qu’elle n’était pas visible.

Néanmoins, ces possibilités doivent être abordées suivant un classement qui n’est pas arbitraire, mais résulte d’un examen qui découle du « rasoir d’Occam » cité plus haut. L’explication la plus « économique » et/ou la plus facile à vérifier devra être examinée en premier. Par exemple, une méprise avec un astre est – du moins de nos jours – plus facile à vérifier, grâce à un simple logiciel disponible à domicile (il en existe même de gratuits, téléchargeables via Internet), qu’une méprise avec un aéronef, qui oblige à contacter les aéroports environnants ou à consulter des cartes aériennes parfois plus difficiles à trouver.

Une fois « classés » de la sorte, ces explications potentielles sont testées par confrontation aux faits issus de la grille d’analyse déjà citée, et éventuellement écartées, jusqu’à ce qu’une d’entre elle corresponde aux faits. Elle est alors retenue comme l’explication du cas, jusqu’à preuve du contraire comme on l’a vu plus haut. Dans l’hypothèse où cette preuve serait apportée, la nouvelle hypothèse suggérée comme meilleure devra alors mieux « coller » aux faits et se conformer au principe exposé précédemment « une affirmation extraordinaire nécessite une preuve extraordinaire » ; autrement dit, le niveau de preuves venant à l’appui de cette explication devra être en rapport avec sa complexité et son « coût » en regard du principe d’économie.

Une interprétation générale est-elle possible ?

Avec cette méthodologie, on peut – du moins théoriquement – répondre aux questions posées par chaque cas individuellement. Mais il convient d’être lucide : les gens ne cesseront probablement jamais de voir des ovnis, dans la mesure où, pour paraphraser le sceptique états-unien Donald Menzel, il suffit de regarder le ciel pour en voir, tant les stimuli « ufogènes » sont nombreux. Une série d’explications au cas par cas n’est pas une conclusion globale. D’où cet autre questionnement : est-il possible de construire un modèle explicatif d’ensemble à partir des enquêtes sur chaque témoignage, à l’instar du physicien qui va s’efforcer d’établir un modèle pertinent à partir des résultats de ses expériences ?

Avant de répondre à cette question, un rappel s’impose : comme toute conclusion scientifique, les réponses que l’enquêteur peut apporter à un témoignage ufologique ne sont valables que jusqu’à preuve du contraire. Il faut donc rester humble quant à leur portée. Il existe aussi des cas sur lesquels, pour diverses raisons, il ne sera pas possible de conclure, qu’ils soient bien documentés ou non.

Pour autant, cela ne signifiera pas obligatoirement que des visiteurs extraterrestres en auront été à l’origine. L’hypothèse extraterrestre – souvent abrégée en « HET » – repose en partie sur le sophisme de « l’argument d’ignorance » : on ne sait pas ce qui est à l’origine des cas inexpliqués, donc ce sont forcément des extraterrestres. Une variante de ce faux argument est fréquemment invoquée pour les témoignages ufologiques eux-mêmes : elle consiste à affirmer que le cas examiné est inexplicable parce qu’il n’aurait aucune cause possible connue, alors que bien souvent, en réalité, ces causes possibles existent et sont juste négligées ou passées sous silence – comme pour l’affaire Mantell [6] que certains ufologues continuent de présenter plus ou moins ouvertement comme mystérieuse, voire inexplicable.

Or, comme on l’a vu, la plausibilité antérieure (ou vraisemblance) de l’hypothèse extraterrestre est faible : elle remet en cause nombre de nos connaissances actuelles sur l’univers et fait intervenir beaucoup d’inconnues et de conditions dans sa formulation. De ce fait, n’importe quelle explication prosaïque possible, ne faisant intervenir aucun phénomène inconnu, sera toujours plus « économique » qu’elle, et devra donc être examinée en priorité. Par conséquent, il convient aussi de rester humble face aux non conclusions sur certains cas d’ovnis : aucun enquêteur n’est infaillible, une explication possible a pu nous échapper. Il faut par conséquent des preuves bien plus robustes qu’une simple absence – temporaire – d’explication pour invoquer l’action de visiteurs d’outre-espace.

De fait, il existe une explication « économique » au phénomène ovni. En France, elle a été introduite pour la première fois par l’ufologue Michel Monnerie dans un ouvrage paru en 1977 sous le titre Et si les ovnis n’existaient pas ? et développée ensuite par d’autres auteurs, tels Jacques Scornaux ou Claude Maugé. Peu connue, elle repose pourtant sur des travaux étayés, notamment le fait que l’immense majorité des observations trouvent une explication prosaïque après enquête adéquate, et l’absence de fiabilité, désormais bien établie par la psychologie cognitive, du témoignage humain, source presque exclusive de l’ufologie.

Couverture de Et si les ovnis n’existaient pas ? de Michel Monnerie

Même la présence d’un résidu de cas inexpliqué ne permet pas de réfuter ce modèle : en effet, ces observations apparemment sans réponse peuvent le rester simplement en raison d’une enquête mal effectuée, d’erreurs dans le processus de mémorisation par le témoin, d’un manque de données permettant la vérification d’hypothèses banales… En résumé, compte tenu de leur manque ou absence de caractère probant, les cas d’ovnis encore inexpliqués à ce jour peuvent très bien ne relever que de la marge d’erreur normale en sciences de l’homme.

Cette explication globale est appelée modèle « sociopsychologique ». Il doit son nom au fait que l’essentiel des témoignages d’ovnis est causé par des observations mal interprétées de phénomènes déjà connus, principalement pour des causes relevant d’une perception déficiente (relevant donc de la psychologie cognitive) et d’une réinterprétation par le témoin influencée par des facteurs culturels et sociologiques [7].

Le terme de « modèle sociopsychologique » est cependant discutable. Ses détracteurs ne se sont en effet pas privés de jouer sur ces mots, le caricaturant pour mieux le réfuter ensuite (un procédé rhétorique fallacieux appelé « argument de l’homme de paille »), en affirmant fréquemment qu’il se limitait à expliquer les ovnis en faisant passer les témoins pour des victimes de pathologies mentales (alors que l’appel à la psychologie dans ce modèle concerne en premier lieu la psychologie cognitive, qui étudie la perception sensorielle chez l’être humain) ou des esprits faibles incapables de faire la différence entre science-fiction et réalité.

Aussi lui préfère-t-on parfois un autre nom, celui de « modèle réductionniste composite ». Il est en effet plus adéquat sémantiquement : selon ce modèle, les ovnis se réduisent à un vaste ensemble de causes diverses mais triviales, essentiellement des méprises – simples ou complexes – avec aussi, parfois, des hallucinations ou des canulars. Il n’est cependant pas sans défaut, le terme « composite » pouvant en effet donner l’impression qu’il s’agit d’un modèle ad hoc, créé sur mesure pour répondre à tous les témoignages, alors qu’en réalité, il est bel et bien étayé par des centaines d’études de cas [8].

Une critique fréquemment opposée aux sceptiques avançant ce modèle explicatif concerne leur partialité supposée : ce faisant, ils ne seraient plus neutres, et seraient donc de parti pris et ne pourraient être objectifs dans leurs études de cas. En réalité, cette critique est sans fondement car le modèle réductionniste composite découle justement des études de cas, il ne s’agit nullement d’un postulat arbitraire fait antérieurement à l’examen des faits.

De surcroît, neutralité et objectivité sont deux choses distinctes. On peut être objectif sans être obligatoirement neutre, il suffit de se prémunir contre les biais de raisonnements en gardant toujours à l’esprit les principes zététiques qui permettent de les déceler. Un auteur peut par conséquent très bien penser que le modèle réductionniste composite explique la globalité du phénomène ovni sans pour autant que son travail sur un témoignage particulier en soit biaisé, du moment qu’il a appliqué une méthodologie rigoureuse ; l’essentiel étant de rester humble, car même le sceptique expérimenté n’est pas à l’abri d’une erreur.

Conclusion

En dépit de son contenu pléthorique, faisant appel à des domaines de connaissance variés, parfois très techniques (ce qui a pour conséquence que l’on n’a jamais fini d’y apprendre), l’ufologie s’avère donc être un bon sujet de « pédagogie par l’exemple » pour le sceptique, qui y trouvera un support de vulgarisation de la démarche scientifique tout aussi intéressant que n’importe quel autre sujet réputé « paranormal ». Il reste toutefois nécessaire d’en comprendre les bases logiques et épistémologiques, notamment en cas de discussion avec des tenants d’explications exotiques au phénomène (comme l’hypothèse extraterrestre), car cela permet d’en comprendre – et d’en expliquer – ensuite l’application pratique.

On peut toutefois regretter que les conclusions qui devraient découler le plus logiquement de cette dernière soient si peu diffusées. Pourtant, nombre d’ufologues, apprécient, complimentent, et appliquent à l’occasion, de manière plus ou moins consciente et délibérée, la démarche zététique. Mais celle-ci n’est tolérée par eux que tant qu’elle ne remet pas en cause l’axiome de base de l’ufologie : l’idée que les ovnis seraient nécessairement d’origine « exotique ». Une exigence dont l’esprit critique et la démarche scientifique ne peuvent en aucun cas se satisfaire, et qui range clairement l’ufologie parmi les pseudosciences.

Éric Déguillaume


Notes :

[1] : Vous pensez que j’exagère ? C’est que vous n’avez pas encore vu ce site : www.ovni007.com

[2] : Le concept est détaillé dans la thèse de Richard Monvoisin, Pour une didactique de l’esprit critique, zététique et utilisation des interstices pseudo-scientifiques dans les médias.

[3] : Notamment par Jean-Michel Abrassart sur pangolia.com

[4] : Dans la littérature ufologique, on affirme souvent qu’une petite portion seulement des observations d’ovnis faites sont rapportées. La différence irait souvent du simple au décuple. Cette idée est souvent utilisée pour grossir l’ampleur du phénomène ; mais dans la mesure où ces estimations sont invérifiables puisque basées sur des témoignages qui nous inconnus, il convient de les considérer avec la plus grande prudence

[5] : La qualité de ces enquêtes a été discutée par David Rossoni, Eric Maillot et moi-même dans l’ouvrage Les OVNI du CNES, trente ans d’études officielles, disponible en ligne sur le site de l’OZ.

[6] : voir notre article L’affaire Mantell, 7 janvier 1948.

[7] : Ce modèle explicatif est résumé par Claude Maugé lui-même sur www.unice.fr

[8] : La question du nom a été fort bien discutée par Jacques Scornaux sur scepticismescientifique.blogspot.com

La zététique appliquée à l’ufologie